Le grand consul (1) – Un parcours brillant
Né en 1885, issu de l’aristocratie, fils d’un haut fonctionnaire respecté, Aristides de Sousa Mendes do Amaral e Abranches vient d’un milieu conservateur et catholique. Comme son frère jumeau César, il suit des études de droit et épouse la carrière diplomatique. Nous sommes en 1910 : le Portugal met fin à près de huit siècles de monarchie et instaure la première République, ce qui entraine un changement profond, une période agitée. Sousa Mendès, malgré une éducation volontiers monarchiste, restera fidèle à son engagement, remplissant son devoir avec droiture, respect. Ce qui ne l’empêche pas d’être animé par des convictions fortes, notamment une foi profonde, ce qui a son importance.
Sur le plan professionnel, il devient consul du Portugal et occupe des postes importants, occasions de représenter son pays et sa culture, qu’il aime tant : Guyane Britannique, Zanzibar en Afrique, San Francisco et Boston aux États-Unis, Brésil, Vigo en Espagne. En 1929, il est nommé à Anvers, en Belgique, d’où il rayonne sur le grand-duché du Luxembourg. Il y reste neuf années. Car le 1er août 1938, il est transféré à Bordeaux, en tant que consul général – il gère aussi les antennes de Bayonne et de Toulouse. Sousa Mendes s’installe en septembre au grand consulat, 14, quai Louis XVIII, entre les Quinconces et la Bourse maritime. Il a été nommé par Salazar, président du Conseil portugais et surtout dictateur aux politiques proches du fascisme italien. À 54 ans, Sousa Mendes pourrait donc se prévaloir d’un beau parcours de diplomate, et aspirer à une retraite paisible, qui se profile. L’Histoire va en décider autrement.
En septembre 1939, la guerre éclate alors que son frère César est ambassadeur en Pologne, pays vite écrasé par les nazis. Il envoie, parmi ses douze enfants, les plus jeunes au Portugal, restant entouré des aînés et de son épouse Angelina, fidèle soutien. Les petits montent à bord d’un minibus que leur père a fait construire spécialement pour convoyer cette nombreuse famille lors des voyages et escapades qu’ils affectionnent. À la fin de cette année, des réfugiés venus des pays du Nord commencent à arriver à Bordeaux, où les demandes de visas auprès des consulats se multiplient. En réaction, le pouvoir de Salazar, qui ne cache pas ses sympathies pour le régime hitlérien tout en préservant la neutralité de son pays, limite les autorisations par la circulaire 14 du 11 novembre 1939. Ce document discriminatoire ordonne ne pas accorder de visas « aux étrangers de nationalité indéfinie, contestée ou en litige, aux apatrides, aux porteurs de passeport Nansen [accordé à des apatrides réfugiés, pour leur permettre de voyager] et aux Russes. […] Aux juifs expulsés du pays de leur nationalité ou de celui dont ils proviennent. » Tout dossier doit être étudié par l’autorité ministérielle. Sousa Mendes a beau envoyer des dérogations, elles sont pour la plupart refusées. Faut-il aider ces gens désemparés et désobéir, ou appliquer des consignes aussi injustes ? Un dilemme sa fait jour dans l’esprit du consul. Il va trouver sa résolution quelques mois plus tard.
Le grand consul (2) – Le dilemme et le choix
Le 10 mai 1940, c’est la « Débâcle ». Contournant la ligne Maginot, que l’état-major français présentait comme « le » rempart absolu contre l’ennemi, les troupes allemandes balaient les forces alliées en France. Le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas sont également envahis. Les populations fuient devant cette avance inexorable. Sousa Mendès est déjà au courant de la gravité de la situation en Europe grâce à l’ambassadeur du Portugal en Belgique. Sa fille Isabel, arrivée le 20 mai de Bruxelles par train avec son mari et son fils, lui raconte également l’état de la France et de la Belgique, les pires difficultés des réfugiés, en particulier des juifs.
Le 10 juin, la débandade est à son comble. C’est l’Exode. Des millions de personnes démoralisées et apeurées encombrent les routes. L’armée française n’est plus que l’ombre d’elle-même, et les avions allemands n’hésitent pas à bombarder et mitrailler les interminables colonnes de civils. Le gouvernement français abandonne alors Paris et se réfugie à Bordeaux. Une ville qui, pour la troisième fois, abrite le pouvoir français en exil, après le désastre de 1870 et les grandes peurs de 1914. Il emmène avec lui une cohorte de fonctionnaires venant s’ajouter aux réfugiés qui, arrivés par la route ou par le train, ont presque triplé ou quadruplé la population bordelaise, celle-ci passant de trois cent mille à plus d’un million de personnes environ. Il est devenu presque impossible de circuler. Cette foule innombrable, qui compte beaucoup de juifs fuyant le nazisme, provoque un chaos indescriptible et des conditions de vie très délicates. Les parcs et les trottoirs deviennent des campements, les véhicules de tout sorte sont garés tant bien que mal avec leurs chargements. Malgré des centaines de milliers de repas distribués chaque jour, les provisions vont bientôt manquer.
Tout ce monde est néanmoins en transit. Car chacun espère gagner les Amériques, l’Afrique, la Grande-Bretagne ou le Proche-Orient. Français, Belges, Hongrois ou encore Polonais se rendent dans les consulats concernés. Or, pour rallier ces terres de salut, Lisbonne, la capitale portugaise, s’avère le port idéal, le seul encore accessible en Europe de l’Ouest. Sousa Mendes se retrouve donc aux premières loges de la tourmente, toujours confronté à son dilemme. Une rencontre va achever de le décider. Le 12 juin, il croise par hasard, Haïm Kruger, juif d’origine polonaise, qui campe place des Quinconces. Dès le 10 mai, ce rabbin a quitté Bruxelles avec femme et enfants. Une conversation s’engage, une sympathie naît, et le consul héberge cette famille, comme il permettra à tant d’autres de rester au consulat. Le lendemain, respectant la procédure, il sollicite pour eux des visas au ministère. Haïm Kruger est certes sensible à ce geste. Mais il faudrait surtout sauver tous ses coreligionnaires parce qu’ils risquent la mort, de même que beaucoup de non-juifs.
Comme pour des centaines d’autres demandes de dérogation, la réponse est négative, en vertu de la circulaire 14. Sousa Mendès semble impuissant à satisfaire le désir somme toute très légitime de tous ces désœuvrés, juifs ou non-juifs n’aspirant qu’à la liberté, à fuir la tyrannie et/ou les persécutions. Il en est tellement affecté qu’il tombe malade et garde le lit, ce qui lui permet aussi de réfléchir (et de prier).
Le grand consul (3) – La conscience et la foi
Le 17 juin, alors que le maréchal Pétain, nommé la veille chef du gouvernement, demande l’armistice à l’Allemagne, de Gaulle s’envole de l’aéroport de Mérignac pour Londres. Sousa Mendès, lui aussi, décide d’être en accord avec sa conscience d’homme – et de chrétien. Tôt ce matin-là, il sort de sa torpeur, les yeux cernés de bleu. Ses cheveux ont blanchi presque entièrement ! Mais il est animé d’une formidable énergie. Et s’adressant à sa famille, au personnel du consulat, il déclare, l’air grave :
— Mon propre gouvernement m’impose des règles sans nom alors qu’il suffirait d’un geste pour sauver des milliers de vie des griffes de la barbarie. Ces gens ont besoin de nous. Qu’importe leur religion, leur origine, leur classe sociale, la couleur de leur peau. Je peux les aider et, en tant que chrétien, ce devoir est impérieux. C’est pourquoi, et dès maintenant, je vais accorder gratuitement un visa à qui en fera la demande.
Il semble aussi prévoir son sort puisqu’il annonce à ses proches une vie moins facile, des jours incertains. Car Salazar ne lui pardonnera pas. Les rapports entre le dictateur et les deux frères ne sont pas parfaits. Ainsi, en 1932, Salazar a nommé César ministre des Affaires étrangères, avant de le démettre brutalement deux ans plus tard.
Avec son personnel et ses enfants, Sousa Mendes se met au travail dès 8 heures, tandis que sa femme assurera l’hébergement et la nourriture des réfugiés. Un travail harassant, jour et nuit. Car la nouvelle s’est répandue comme une fusée : le consulat du Portugal délivre automatiquement et gratuitement des visas – le vice-consul de Toulouse a reçu la consigne de faire de même. Après ces jours sombres d’incertitude, l’espoir est au rendez-vous. Résultat, lorsque les documents officiels viennent à manquer, on se sert de morceaux de papier.
Le 20 juin, Sousa Mendes, épuisé par sa tâche, quitte Bordeaux, qui vient d’être bombardée pendant la nuit. Il rejoint Bayonne, où il poursuit son inlassable tâche, malgré les réticences du vice-consul très attaché à la circulaire 14. Les demandeurs affluent, massés dans la rue, dans la cour, dans l’escalier. Pour plus de facilité, Sousa Mendès finit par s’installer sur le trottoir !
Le 22 juin, la France signe l’armistice à Rethondes. À l’image de l’Aquitaine, elle est coupée en deux par la ligne de démarcation qui sépare une zone occupée et une « libre ». Il devient plus compliqué de circuler et les Allemands approchent. Sousa Mendès quitte alors Bayonne pour Hendaye, à la frontière espagnole, où, dans sa voiture et à la terrasse d’un café, il tamponne les documents tendus pas des réfugiés en détresse, des passeports mais aussi de simples bouts de papiers. Salazar, alerté par l’afflux au Portugal d’étrangers munis du précieux sésame, envoie sur place l’ambassadeur de Madrid et un haut fonctionnaire, chargés d’arrêter cette avalanche de visas. Sousa Mendes est convoqué le 25 juin. Mais il apprend que Franco, complaisant envers Salazar, a fait bloquer les frontières et toute personne portant un tel visa. Il sait cependant qu’un poste est suffisamment isolé pour que les douaniers n’aient pas connaissance de ces consignes. Il prend lui-même la tête d’une longue colonne de réfugiés qui peuvent passer sans encombre. Salazar démet aussitôt le consul général de ses fonctions, ce dont le félicitent les nazis et Franco. Sousa Mendès, quant à lui, retourne un temps à Bordeaux, où il retrouve les siens, fournit de faux passeports à des juifs. Le 28 juin, Bordeaux est investie par les Allemands.
Le grand consul (4) – La honte de Salazar
De retour au Portugal le 8 juillet, Aristides de Sousa Mendes va connaître de terribles années. Sur ordre personnel de Salazar, il est l’objet d’une procédure disciplinaire, pour désobéissance. Le 30 octobre, après une parodie de procès, il est rayé des cadres de la diplomatie, perd la moitié de son salaire, et se voit interdit d’exercer une activité professionnelle au Portugal, dont celle d’avocat, puisqu’il est diplômé de droit. Malgré les recours, l’aide de César et d’amis, Salazar reste inflexible, et le fait même radier de l’ordre des avocats. La famille se disperse, survit avec le peu de moyens financiers dont elle dispose, n’hésitant pas à manger dans les foyers de réfugiés de Lisbonne, dont celui de l’assistance juive. Angelina, rongée par la peine, meurt en octobre 1948, après 39 années de présence auprès de son mari. Sousa Mendes épouse alors Andrée Cibial en 1949, une Française rencontrée dix ans plus tôt à Bordeaux, avec laquelle il a eu une fille, qu’il reconnaît. Cette union berce ses dernières années.
Après avoir vendu tout ce qu’il possédait, et sans s’être départi de son dynamisme et de sa bonne humeur, même aux heures les plus noires, il meurt à son tour à Lisbonne, le 3 avril 1954, entouré de sa femme. Sa dépouille repose à l’hôpital des pauvres de l’ordre de Saint-François, les Franciscains, où il a été admis grâce à son frère. Enveloppé dans une robe de bure, il est inhumé dans le caveau familial, près de sa maison, à Cabanas de Viriato.
Par son courage, son désintéressement, son choix de privilégier ces vies à sa propre carrière, Sousa Mendès a mené la plus vaste action individuelle de sauvetage de juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Il a aussi contribué à l’honneur du Portugal et de sa foi chrétienne. « J’ai toujours agi selon ma conscience. J’ai toujours été guidé par le sens du devoir, en pleine conscience de mes responsabilités », a-t-il affirmé. Au total, et en neuf jours, il a délivré de 32 000 à 34 000 visas à l’attention de femmes, d’enfants et d’hommes d’origines et de conditions sociales très différentes. Dix mille juifs en ont profité, mais aussi des réfugiés qui ne tombaient pas sous le coup de la circulaire 14, Belges, Français, Hollandais, Anglais, Polonais, Tchèques ou Étasuniens. Certains occupaient des positions éminentes, comme Otto de Habsbourg, persécuté par Hitler, la grande duchesse Charlotte de Luxembourg, des ministres belges et autrichiens. Sans oublier le futur général Leclerc et un acteur étasunien qui avait fait partie des volontaires de son pays dans la campagne de France, Robert Montgomery, qui put rejoindre Hollywood.
Et la mémoire d’Aristides de Sousa Mendes ? Ses enfants, dispersés dans le monde, n’ont eu de cesse de réhabiliter leur père. Des livres lui ont été consacrés, de même que des documentaires, une bande dessinée et un téléfilm français, Désobéir (2008), de Joël Santoni. Mais la reconnaissance fut tardive… Au Portugal, la dictature l’étouffa pendant des années. Ce qui n’empêcha pas Salazar, une fois les nazis vaincus, de se vanter d’avoir accueilli tant de réfugiés ! En 1974, la révolution des Œillets, qui chassa le pouvoir salazariste et instaura la démocratie, leva le voile sur cette histoire. Et de nombreux Portugais apprirent ce qu’avait fait leur illustre compatriote. En parallèle, parmi ceux qui furent sauvés, beaucoup découvrirent tardivement le sort qui avait été réservé à cet homme exceptionnel.
Le grand consul (5) – La reconnaissance du juste
Sousa Mendes ne commence d’être vraiment reconnu que vingt ans après les faits. En février 1961, l’État d’Israël célèbre la mémoire de ce héros, et en 1966, en fait un « Juste parmi les nations ». Aux États-Unis, un comité de mémoire se constitue en 1987, avec des membres de la famille. Cette année-là, Mario Soares, président de la République portugaise, assiste à une cérémonie d’hommage à l’ambassade du Portugal, à Washington, tandis qu’un monument commémoratif se dresse à Jérusalem. L’année suivante, Aristides de Sousa Mendes est réhabilité à l’unanimité par l’Assemblée nationale portugaise, et un comité français d’hommage voit le jour à Bordeaux. En 1994, la ville célèbre l’ancien consul général : un buste est inauguré en présence de Mario Soares, sur l’esplanade Charles-de-Gaulle (tout un symbole), dans le quartier de Mériadeck, et une plaque commémorative est fixée au 14, quai Louis XVIII. Quatre ans plus tard, Sousa Mendès est célébré par le Parlement européen. Aujourd’hui, ce « citoyen d’honneur de la Gironde », décoré de la croix du mérite portugaise, a donné son nom à une rue et un groupe scolaire du nouveau quartier Haussmann de Bordeaux. Et à une fondation au Portugal. Il rejoint ces autres fonctionnaires qui, désobéissant en toute conscience, ont été punis pour leurs actes généreux, comme le consul japonais Chiune Sugihara qui, en Lituanie, sauva aussi de nombreux Juifs…
Auteur : Pierre Chavot